Lauréate du concours de nouvelles 2014Tu me dis que tu auras fini avant. Moi, je me demande ce que tu deviendras après. Depuis sept semaines et trois jours, tu composes un trio. Je compte les jours, les heures même, je bats ma mesure intérieure, sans que tu le saches. Piano, violon, violoncelle, un trio sans nom encore. Jadis, je dansais. J’aurais dansé en l’écoutant. Mais tu n’auras pas fini avant, je le sais.
Quand, dans ma chambre blanche, nous avons fini de parler, de tout nous dire, tu t’assois à côté de moi et commences à écrire sur ton papier à musique. Tes notes sur les portées, on dirait des moineaux en petits rangs serrés, mis en cage parfois. Je te vois t’absenter peu à peu de la réalité. Tu chantes vaguement, tu gommes, réécris, chantonnes encore. J’ai peur que ta musique n’ait pas de fin, mais j’ai peur si souvent maintenant.
Mes yeux errent sur les murs blancs puis s’attachent à mon ciel. À mon arrivée ici, j’ai choisi sa couleur, sa texture, sa saveur, celles de mon enfance. Le ciel de Bretagne accompagne mes derniers jours. Chaque malade peut choisir le ciel de sa chambre, souffre et rêve sous une latitude différente. Nos ciels miroitent au milieu d’une sculpture contemporaine, comme un grand disque en nid d’abeilles relié à des stations météorologiques du monde entier. L’œuvre d’un artiste qui s’appelle Mathieu. J’ai oublié son nom. Saint Mathieu, donnez-moi mon ciel d’incertitude quotidien, mes ciels d’opaline et d’anthracite, griffonnés et labourés par des vents contraires. Mettez ce désordre dans mon cube de blancheur. Permettez-moi de respirer goulûment des effluves iodés purement imaginaires. Mon ciel bouge et a un jour d’avance. Je sais à l’avance quel temps il fera dans mon enfance ! Mais demain est un autre jour. J’ai peur de ne pas voir demain.
Irina a toujours les mains un peu fraîches, juste ce qu’il faut pour que je sente ma peau palpiter dans une tiède indolence. Elle prend mon pouls. Elle seule laisse glisser le dos de sa main sur ma joue, s’y attarde, la baigne de douceur. J’aime cela. Elle a naturellement les gestes de l’intimité et du respect. Irina va et vient, tandis que je suis contenue, prisonnière de ce corps qui s’en va. Capitule. Se désarticule. Parfois, d’immenses papillons incolores tournent dans mon cerveau, battent des ailes, dansent leur bal des hommes sans souvenir qu’ils posent là où ils peuvent, quand ils ont fini de tourner. Dans la rue. Sur une chaise. Dans une maison sans âme où les gens n’ont plus de regard, seulement de petites mains, exsangues et rabougries, dont les veines battent la mesure du grand bal de l’oubli. Ici, il y a des âmes. Fortes et passionnées, qui donnent jusqu’à la lie ce qu’elles peuvent donner, aident pour le dernier voyage. Le dernier voyage ! C’est si beau le langage, si calme pour dire des réalités de misère !
Je n’ai pas encore envie de partir. Je ne suis pas prête. Je te regarde créer. Ai-je assez créé ? Assez aimé ? Assez ri ? Assez regardé la vie quand elle s’élève vers des sommets ? Vers quel horizon vais-je voyager ? Protège-moi, enveloppe-moi de musique pour empêcher qu’une sourde furie monte en moi. J’ai si peur, si froid du monde qui s’absente.
Demain, il fera beau. Nous irons nous promener. Irina installe à côté de moi l’arbre métallique aux fruits bienfaisants. Mort fine. Diablement fine ! Mon corps, petit animal recroquevillé, saute, s’agrippe à la ramure de mon ciel où une lumière si belle ourle un acier trempé. Le bleu acier du ciel breton est beau avec nonchalance. J’ai toujours aimé cette beauté-là, sans artifice, sans vouloir à tout prix, sans paraître. Mon ciel imperceptiblement s’évanouit, tombe dans la mer. Une mer de papier froissé, irascible, prête à bondir. La mer, grand fauve de mon enfance, avec toute sa force revient. Le ciel devient liquide, il m’engloutit. Je crois qu’il monte jusqu’aux prairies bordées d’aubépines où le vent laisse des lambeaux. Des morceaux de souvenirs s’envolent, tombent au bord de l’eau, dans l’écume blanche, la transparence, l’oubli.
du festival du livre de la mer et de l’aventure
en Bretagne. Thème : Je connais cet horizon