Ce soir, Venise joue à colin-maillard.
Ce soir, la ville aux quatre cents ponts n’a plus que du temps à perdre ; les pieds dans l’eau, elle n’a plus froid et ses envies de rire lui tiennent chaud.
Ce soir, Venise la grande s’appelle Venezia,
elle est tout en colliers, en dentelles et mascara comme une prima donna.
Ce soir, c’est carnaval.
Viens, viens vite, qui que tu sois !
Le vieux Pantalone lui aussi fait nuit blanche.
Sur la place San Marco, il trottine.
Dans son escarcelle, il a mis à l’abri ses quatre-vingt-dix ans, cent écus et trois rubis.
L’entends-tu grommeler :
– C’est à moi d’être roi.
Pantalone, c’est sa manie, se prend pour un jeune homme.
Regarde-le faire culbutes et pirouettes, glisser dans les flaques d’eau puis rajuster son habit rouge et compter à nouveau ses ans, son or et ses rubis.
Il ne lui manque rien ?
Mais si, bien sûr. Déjà, il crie au voleur, se querelle avec l’un, raconte ses malheurs aux autres. Quel saugrenu bavard qui se tait bien vite dès qu’il aperçoit Rosanna et Rosalinda et court leur conter fleurette en rougissant !
Ecoute ! Le vent s’agite et n’en perd pas une miette.
Un pigeon anglais en vacances ouvre son dictionnaire :
– A. Am. Amo. Amore.
– Qui parle ici d’amour ? hurle tout à coup le capitaine Matamoros suivi du tonitruant Scaramuccia.
Ils fendent la foule de leurs interminables épées.
Leurs yeux luisent comme des couteaux et Venezia frissonne.
Pantalone sort bien vite de son escarcelle ses quatre-vingt dix ans. Lui, il est innocent !
Les deux capitaines regardent de tous côtés, les longues plumes de leurs chapeaux dansant en même temps.
Le pigeon anglais éternue.
– Qui parle ici d’amour, tandis que toute la ville cherche Arlecchino et pleure son carnaval ? Qui ose cela ?
La foule se tait et s’incline.
Les plumes des chapeaux fouillent une fois encore l’air salé venu de la mer, puis s’éloignent.
Extrait de Carnaval à Venise, édité chez Albin Michel