Extrait de Le pain de la discordeEsther est en route. Elle vient de tourner l’angle où le petit épicier est ouvert, même un premier janvier. Il l’a saluée, vaguement assoupi derrière son comptoir. Elle marche vite parce qu’il fait froid ; une humidité l’a saisie dès qu’elle a ouvert la porte de son immeuble. Proche du zéro toute la journée, a dit la météo. Esther avance légèrement penchée, moins pour affronter le froid que pour faire équilibre avec les sacs qu’elle porte dans chaque main et d’où monte l’arôme incomparable de son Congo natal. Pour la fête chez Wil, elle a cuisiné, la veille, le poisson salé revenu avec des oignons, des poivrons et des tomates, qui ne manque à aucune fête familiale. Wil sera content, il l’adore. Elle n’aurait pas dû préparer autant de feuilles de manioc et surtout ajouter de la pâte d’arachide. Trop copieux, se dit-elle. Marianne devait se charger de la dorade panée et des bananes plantain, la femme d’Ahmid avait promis un colombo. Ça allait être Byzance !
Pourtant, elle est triste. Les rues de Nogent sont presque vides. Ceux qui se sont couchés tard n’ont pas encore ouvert un œil sur cette grande année qui commence. Elle a l’impression de voler du temps, d’être en avance sur l’activité des hommes.
Elle aperçoit la pancarte du RER. Triste à mourir, le RER, seule, un premier janvier ! Quelques fêtards rentrent coucher leur tête blafarde, les escaliers sont encore jonchés de bouteilles, des balayeurs en combinaison verte et grise assurent un service minimum, invisibles silhouettes du quotidien. Elle descend les escaliers et s’engouffre dans les couloirs où stagne une tiédeur moite.
S’asseoir, vite ! Ses paumes sont coupées par les courroies de ses sacs et elle a envie de gratter jusqu’au sang l’eczéma qui lui couvre le dos. Elle n’arrive pas à se débarrasser de ces plaques rouges qui la démangent, lui rappelant parfois qu’autre chose la dévore à l’intérieur.
Esther n’est pas une grande parleuse, c’est une effacée qui sait ce qu’elle vaut et n’a pas besoin de le montrer. Elle agit dans l’ombre de son grand homme, Johan, qu’elle a épousé dix-huit ans avant et avec qui elle a eu trois filles. De belles filles élancées qui, comme elles, s’agitent pour vivre à plein et profiter de toutes les possibilités offertes par la vie. Esther a sans arrêt besoin de s’occuper l’esprit. L’impression de stagner lui répugne. Rester sur le quai alors que le train s’en va lui fait peur.
Mais quel train prendre à quarante-quatre ans ? Et pour quelle direction ?Elle se revoit, avec Wil, débarquant d’un avion, en novembre 1982 : son frère porte autour du cou le badge UM des enfants non accompagnés, flottant sur sa chemise à manches longues et son gilet trop mince pour un automne français, et elle-même frissonne dans son petit tailleur. Elle se souvient de cette peur montant doucement dans son ventre quand elle s’aperçoit, après avoir franchi la douane, que parmi les dizaines de visages tendus vers la porte d’où ils viennent de jaillir, celui de sa mère n’est pas. Seuls dans ce pays inconnu, ne comprenant pas ce que tous ces gens bien intentionnés leur disent dans une langue qui est pourtant la leur ! Ils parlent trop vite le français ! Au Congo, cette langue prend son temps, s’alanguit, se savoure lentement dans la bouche avant d’exprimer quoi que ce soit. Ici, elle semble percuter à toute vitesse les mots et les phrases, créer un continuum où il est impossible d’identifier des segments. Esther et Wil ne sortent pourtant pas du fin fond de la forêt tropicale ! Ils ont froid, peur, et cela suffit à rendre opaque tout ce qui les environne.
Et puis leur mère arrive, avec une heure de retard ! Oh la joie de ses bras retrouvés, amplifiée par leur longue attente inquiète !Les deux enfants ne sont pas au bout de leurs surprises. Ils ont vécu à Brazzaville dans une grande maison où chacun avait sa chambre. Leur mère a eu cinq enfants avec cinq pères différents. Jamais mariée à la mairie mais selon les coutumes locales voulant que l’homme apporte une dot, leur mère était une rebelle de son époque ! Elle aimait son indépendance, a fait partie des premiers fonctionnaires de l’État congolais, conduisait sa voiture, choisissait les hommes sans jamais en devenir la partenaire servile et gardait ses enfants auprès d’elle pour les protéger de belles-mères malveillantes.
Il n’était pas fréquent de voir ce genre de femme, aussi libre, dans les années soixante ou soixante-dix au Congo. À un moment, elle a eu envie de découvrir une autre vie, ailleurs. Elle a choisi la France. Directement débarquée à Paris dans le 12e, chez un neveu, elle a trouvé un emploi au rayon boulangerie du grand Monoprix de Malakoff, que Wil et Esther appelleront par la suite Super M, comme si ce lieu où officiait leur mère était digne de héros de BD !Leur super héroïne vivait dans une chambre de 9 m2 au Foyer Sonacotra de Noisy-le-Grand et c’est là qu’elle les a reçus à leur arrivée. Ils se sont imaginé que c’était transitoire et que le lendemain ils changeraient pour un logement plus grand.
Au bout de trois jours, Wil a demandé à sa mère de faire venir sur place leur grande maison de Brazzaville, ne comprenant pas qu’elle ait si mal transigé avec la réalité. Il dormait sur le petit lit du foyer, pendant que sa mère et Esther se serraient sur un mince matelas par terre ; pas de quoi s’émerveiller de cette nouvelle vie !
Mais les enfants ont en général un sens subtil de l’équilibre et tous ces désagréments étaient en quelque sorte réparés par les moments passés à vagabonder dans Paris, avec leur mère pour seul guide. Wil a été stupéfait la première fois où il a aperçu un SDF sous un porche. Il était blanc ! Pour lui, un homme blanc ne pouvait ni vivre ni mendier dans la rue, il avait forcément un toit et des moyens. Au Congo, on dit aux petits enfants qui pleurent Ne pleure pas, ne pleure pas, fais comme un enfant blanc, il ne pleure pas, lui ! Mais Wil a découvert qu’être blanc n’immunisait pas de la douleur, la pauvreté ou la solitude. Il était si joyeux, lui l’enfant à la peau noire, de donner une pièce à celui qui tendait la main ! Pas par sentiment de pouvoir mais juste parce qu’il constatait que, parfois, les choses sont inversées, qu’elles ne stagnent pas irrémédiablement du même côté du sort. Esther, elle, est restée ébahie devant la R5 rouge de la femme de ménage de l’immeuble d’à côté. Comment pouvait-elle posséder une voiture rien qu’en passant la serpillère ? Ce n’était certainement pas au Congo qu’elle aurait pu voir cela !
Esther et Wil, venus avec leur héritage africain, peu à peu se sont recomposé un semblant de grande famille. Ils observaient les visages dans les rues, les magasins, les cafés et trouvaient de subites ressemblances entre les gens d’ici et ceux de là-bas. Impossibles similitudes ? Inventions d’enfant ? Ils avaient besoin de créer, d’une manière ou d’une autre, un pont entre les deux continents, d’associer à tel visage blanc celui de Ferdinand et à tel autre celui de la petite marchande de manioc au coin des rues Mbochi et Maya-Maya. C’était leur manière à eux de ne pas se sentir perdus, sans racine, loin de cette grande famille africaine qui leur avait servi à la fois de rempart, de cocon et de terre d’envol.
Géraldine, Paris 12e