Extrait de “Un père de rien”Notre maison, chaque matin, baignait dans une lumière hallucinante qui me donnait envie de boire le ciel, tant elle paraissait douce et sucrée. Toujours, quelques lambeaux de brume s’accrochaient aux arbres à pluie qui bordaient notre route. En contrebas, sur les pentes de la montagne, des tapis de fougères ondoyaient, offrant mille variations de vert.
Nous vivions haut dans la forêt et j’avais parfois l’impression de dominer le monde. Mais cela n’a duré qu’un temps. J’étais petite alors, encore protégée par ma naïveté d’enfant. Lorsque j’ai grandi, j’ai compris que je ne dominais rien du tout et qu’au contraire, née fille, il me serait facile d’être dominée moi-même.
Nous n’avions pas de salle de bain. Ma mère et moi avions bâti, avec l’aide de jeunes voisins, une petite pièce à l’extérieur de la maison. Une sorte de cabanon, que des citronniers protégeaient des regards. Je prenais ma douche dans cet espace de fortune aux parfums mêlés de savon, de bois et de citron. L’eau arrivait par un tuyau en caoutchouc, directement branché à l’unique robinet du jardin.
L’eau ! L’eau à disposition. Une vraie révolution dans notre vie ! Peu de gens avaient l’eau courante à cet endroit de la montagne et nous étions habitués aux longues files d’attente quotidiennes, devant la pompe à eau qui ne laissait couler son précieux liquide que par intermittence.
Se laver relevait d’une prouesse, tant la fraîcheur de l’eau était saisissante. Il fallait se retenir pour ne pas hurler. Je sortais de la douche le corps ankylosé mais comme purifié, lavé de souillures invisibles, libéré de la trace qu’un père infâme y laissait.Mon père était un absent exténuant. Jamais là quand il le fallait, présent lorsqu’on aurait voulu l’oublier. Après sa journée de travail à l’usine sucrière, il s’arrêtait chez Manuari, l’unique boutique du village où l’on servait à boire, et il restait là des heures à siroter des verres de rhum et à palabrer, dans les vapeurs de son ivresse, sur la vie qu’il aurait dû avoir.
Qu’étions-nous, ma mère et moi, pour lui ? De simples attributs de sa misérable vie. De vagues présences qu’il pouvait régenter à volonté. Il ne parlait pas à ma mère, il ordonnait. Elle devait réagir immédiatement, en esclave silencieuse et soumise. C’est ainsi qu’elle me protégeait des foudres de mon père, en devenant sa servante, en s’affairant autour de lui.
Marie, par-ci, Marie, par-là !
« Lave-moi les pieds ! Pas comme ça ! Tu ne sais pas laver correctement des pieds ? » hurlait-il au-dessus de la nuque de ma mère, courbée sur la cuvette. Toujours il la rudoyait, toujours il la fouettait de mots cruels. Elle semblait pourtant pleine de tendresse quand elle s’occupait de lui, même si je pouvais discerner toute sa détresse.
Ravalant ses larmes, elle lui proposait à manger.
Avec sa brusquerie habituelle, il l’envoyait promener et lui demandait de le mettre au lit. Comme un enfant. Elle s’exécutait sans broncher, l’aidait à se soulever de la chaise où il avait posé son grand corps ivre et furieux, le soutenait jusqu’au lit.Dès l’instant où mon père disparaissait dans sa chambre, s’ouvrait à nouveau la vie. Ses sommations brutales me faisaient si peur que je me terrais derrière la cloison où se trouvait mon lit et, pour ne pas entendre la voix rauque, abîmée par l’alcool et, surtout, le filet de voix de ma mère décomposée, je me bouchais les oreilles.
J’avais gardé une terreur glacée au fond de moi. De ces soirs où mon père, pour ne pas finir par nous violenter, se défoulait en tapant sur n’importe quoi autour de la maison. Il rentrait ensuite les mains ensanglantées, les vêtements couverts de boue et les yeux hors de la tête, comme s’il était fou. J’avais à peine neuf ans que j’assistais déjà à ce tableau terrible d’un père en perdition. Je ne le jugeais ni le blâmais, pourtant il devenait l’être le plus abominable qui soit. Je ne sais pas s’il se rendait compte de ses actes. Il avait si peu de discernement !
Mon père au lit, je sortais de ma cachette. J’allais droit vers ma mère pour lui signifier qu’elle n’était pas seule. Ma mère, ma désarmée. Nous ne parlions pas et, dans le silence de la nuit qui tombait, nous échangions de longs regards, tristes et impuissants. Elle avait rêvé d’un autre amour, j’avais rêvé d’un autre père !« Je ne sais plus où je suis, plus où je suis,
J’ai besoin de sa main, de sa main,
Petite fille perdue recherche le bon chemin ».
Je fredonnais cette chanson à longueur de journée, elle devenait une rengaine dont je ne saisissais même plus le sens. Le bon chemin, où était-il ?
Corinne, La Réunion.