La vie est faite d’étranges hasards. Certains êtres sont destinés à se rencontrer, d’autres à se séparer ou s’ignorer. Rien ne laissait présager que je vivrais à LB, rien si ce ne sont les complications que la vie des adultes impose souvent aux enfants. Je suis l’enfant de deux familles : je m’inscris dans la descendance de l’une mais mon cœur et mon amour sont complètement engagés dans l’autre. Je suis l’enfant de deux mères : l’une, difficile à apprivoiser, m’a mise au monde et l’autre, ma Maman de cœur, m’a aimée sans réserve, complice de tous les instants de ma vie. Je suis une enfant cachée, un bien vilain mot collant à la peau et à l’âme très longtemps, dont il est possible de se défaire seulement grâce à beaucoup d’amour.
Ma mère, Y.D., est née le 6 mai 1921 à Q., un petit village à côté de V., dans une famille de fermiers aisés. Ces notables descendaient de familles espagnoles, des Maures du sud de l’Espagne, venus dans le nord de la France au XVIe siècle, au moment de l’invasion des Flandres par Charles Quint. Et il est vrai que ma mère était assez typée. Son père, A.D., né en 1886, était semble-t-il un brave homme, marié à G.B., née dans le même village que son mari, douze ans plus tard, en 1898. Ma mère était l’aînée de la fratrie ; venaient ensuite son frère A., boulanger à Lens, puis E. qui travaillait à la ferme avec ses parents.
Je n’ai sur cette famille que des informations éparses racontées par ma mère de manière décousue. Je sais qu’au début de la guerre toute la famille a vécu l’exode, cherchant à rejoindre la zone libre à bord de charrettes tirées par des chevaux. Ceux qui y sont parvenus se sont installés aux environs de Nîmes, pendant un temps qui n’a pas duré indéfiniment puisqu’il fallait bien retourner s’occuper de la ferme gardée par les ouvriers agricoles. Mes grands-parents ont rencontré là-bas le gendre idéal à leurs yeux : beau parti, belle situation, très catholique. Tout pour plaire à des parents très croyants et rigides qui imaginaient déjà leur fille en robe blanche au bras de cet homme-là. Mais Y. voyait les choses autrement et, n’éprouvant aucune espèce de sentiment pour lui, a rejeté toute idée de mariage. Sa mère le lui reprochera largement par la suite quand elle fera « un faux pas ».
Faux pas qui n’a pas tardé à se produire dès lors que la famille est revenue à Q. Comme la ferme avait plusieurs corps de bâtiments, une partie a été réquisitionnée par les Allemands, en 1941. Mes grands-parents possédaient de nombreux chevaux, réquisitionnés eux aussi, dont s’occupaient des palefreniers allemands expérimentés. L’un deux est tombé malade, a été hospitalisé et remplacé par un jeune soldat de dix-neuf ans. Un beau jeune homme aux cheveux châtain clair, très mince et très grand, J.S., né le 18 janvier 1922, d’un an plus jeune que ma mère. Elle avait étudié l’allemand et a donc pu parler avec J. quand il est venu tourner autour de la table familiale, probablement parce qu’il était mal nourri par l’armée allemande mais aussi parce que ce repas convivial lui rappelait sa vie à lui, là-bas, de l’autre côté de la frontière. Je ne connais pas la suite mais J. a été le premier amour de ma mère. Je sais qu’ils ont vécu une vraie histoire d’amour. Je suis le fruit de cet amour-là.
Extraits : Enfant cachée – Levée du secret de familleIl faut croire que retrouver certains êtres nous condamne à en perdre d’autres. J’ai perdu mon frère E. le 23 novembre 1972, tandis que j’avais fait la connaissance de ma famille, celle de ma mère, en juin de la même année. J’avais trente ans, je commençais à mettre un peu d’ordre dans mes liens du sang et mon frère de cœur n’a pas résisté à sa maladie, à peine âgé de trente-huit ans ! Étrange mouvement de va-et-vient entre la vie et la mort, le mystère des origines et les secrets dévoilés ! Étranges sentiments de clarté et d’ombre en même temps !
Ma famille de Q. connaissait mon existence depuis que la tante de ma mère qui habitait Paris avait jeté un pavé dans la mare en annonçant : « Je vais vous dire un secret : Y. a une fille ». Mais peut-être les secrets n’en sont-ils pour personne car E., le frère de ma mère, a répondu tout de go qu’il le savait, épaulé par sa femme affirmant que l’héritage n’avait rien de bien conséquent et que peu importait finalement qu’il soit divisé en deux ou en trois ! Jolie mentalité ! Pour que je puisse faire mon apparition, il fallait attendre que mon grand-père décède puisque lui ne savait rien de moi, soi-disant. Une arrivée pour un départ, toujours ce balancement entre présence et absence, comme une règle intangible. Ma grand-mère l’avait précédé, morte à soixante et un ans, le onze janvier 1960. Lui est parti à plus de quatre-vingts ans. Ma mère avait gardé des liens avec sa famille et rendait souvent visite à ce père qu’elle aimait bien et qui logeait un peu à l’écart dans la ferme que son fils E. exploitait après lui. Peu avant mon mariage, ma mère avait rencontré R., un homme très gentil, proche des enfants, apportant au caractère de ma mère un peu de souplesse et la rendant heureuse jusqu’à ce qu’il meure subitement, en 1978. Je crois qu’au moment où ils s’étaient rencontrés, ma mère n’avait plus envie de se marier. Elle lui avait confié qu’elle avait eu une fille, sans lui dévoiler qui était mon père. Quelques années plus tard, peut-être parce qu’il percevait toutes mes interrogations sans réponse, R. a décrété qu’il était temps que je connaisse ma famille dans le Nord.
Au mois de juin 1972, j’ai donc rencontré mes oncles A. et E., après que j’ai vaillamment passé mon permis de conduire et raté un créneau, ce qui m’a valu d’échouer à l’examen. Nous sommes d’abord allés dans la ferme de Q. chez E. et L. Nous y avons été aussi bien reçus que chez A., boulanger à L., avec qui nous avons déjeuné et dîné le dimanche. Une bien belle boulangerie que celle de Môssieur A. ! Nous avons eu droit au grand déballage de toutes ses activités, sur un ton prétentieux qui voulait nous en imposer ! Je n’étais que l’enfant cachée de sa sœur, une fille des champs qui plus est, alors qu’il était un homme de la ville ayant réussi socialement ! Ses enfants, tous mariés, s’étaient néanmoins déplacés pour faire notre connaissance. Ou par curiosité. Le soir, nous sommes retournés passer la nuit à Q., sans savoir alors que nous dormions à l’endroit même où mon père avait dû habiter pendant la guerre ! J’étais heureuse de rencontrer tous ces gens de ma famille parce que j’avais longtemps été choquée de leur indifférence à mon égard mais, les liens n’ayant jamais été noués, une certaine froideur est restée entre nous, stagnante comme les mauvais souvenirs et les secrets de famille qui, sans que l’on sache comment, enveniment plusieurs générations en suintant dans leur vie comme de l’eau croupie.
Biographie de Marie-Claire…, Le Mans, Sarthe